« Le mo­dèle des trois pi­liers est le fruit d’une évo­lu­tion his­to­rique »

Interview06 octobre 2022

Les deux économistes, Melanie Häner et Tamara Erhardt de l’Institut de politique économique suisse à l’université de Lucerne pointent les futurs besoins de réforme.

Le 25 septembre, l’électorat suisse a dit Oui au relèvement de l’âge de la retraite des femmes. Que pensez-vous du résultat de cette votation ?

Melanie Häner : C’est un résultat très positif. C’est la première validation d'une réforme de l’AVS en 25 ans, ce n’est pas rien ! Il s’agit là d’un pas important vers un financement durable de la prévoyance vieillesse.

Le résultat a été extrêmement serré et a mis en évidence un fossé important entre les genres. Comment expliquez-vous ce phénomène ?

Häner : Pour nous, il s'agissait avant tout d'un projet de financement. Il est regrettable que le conflit présumé entre les hommes et les femmes ait été autant mis en avant. En revanche, il est impressionnant de constater que l'augmentation de la TVA (55,07%) a été approuvée à une plus large majorité que le relèvement de l'âge de la retraite pour les femmes (50,6%). Cela illustre que les réformes sont nettement plus faciles à faire passer lorsqu'elles portent uniquement sur des recettes que lorsqu'elles combinent recettes et dépenses.

Melanie Häner und Tamara Erhardt

Les deux économistes, Melanie Häner et Tamara Erhardt.

.

Vous avez coécrit un Policy Paper sur le modèle des trois piliers. Qu'est-ce qui continue de rendre ce système unique 50 ans après ?

Häner : Le modèle des trois piliers s’est établi progressivement en Suisse par le biais de la conjonction de l'action entrepreneuriale, de courants politiques et d’événements marquants comme les deux guerres mondiales. Le premier pilier garantit le minimum vital et repose donc sur un mécanisme fortement redistributif, non seulement des jeunes vers les personnes âgées, mais aussi des riches vers les pauvres. Ce modèle est le fruit d'une évolution historique et est largement éprouvé.

Policy Paper sur le modèle des trois piliers : bilan après 50 ans

Questions de détail et préjugés dominent largement le débat politique actuel sur notre prévoyance vieillesse. Le rôle crucial des différentes interdépendances est ainsi trop rapidement passé à la trappe. Dans leur document intitulé « Le modèle des trois piliers de la prévoyance vieillesse suisse : bilan après 50 ans », les auteurs Melanie Häner, Tamara Erhardt MA, Nadja Koch et le professeur Christoph A. Schaltegger éclairent dans le détail le fonctionnement de la prévoyance vieillesse suisse. Le document explique la genèse, les objectifs et le fonctionnement des trois piliers. Les auteurs passent au crible le modèle de prévoyance, le comparent à certaines solutions adoptées par d'autres pays européens et s’essaient à une projection dans l'avenir.

 

Sur le site de l’Institut de politique économique suisse (IWP), vous avez publié une interview fictive avec l’ancien conseiller fédéral Hans-Peter Tschudi. Que dirait le père de l’AVS sur le système actuel ?

Häner : Tout d'abord, il serait ravi de constater que le blocage de la réforme, qui dure depuis des décennies, a enfin pu être brisé. Après tout, Monsieur Tschudi était connu pour son « Tschudi-tempo ». Il a mené pas moins de quatre révisions de l'AVS et a largement contribué à la mise en place d'un premier pilier garantissant le minimum vital. Aujourd'hui, il verrait son action à juste titre confirmée par la pérennité de l'AVS. Hans-Peter Tschudi a toujours été fermement convaincu que l'AVS existerait encore dans cent ans. Il y a 50 ans, il s'est en parallèle aussi engagé en faveur du modèle des trois piliers.

L'AVS existe toujours, en effet. Mais comment se situe le modèle suisse en comparaison internationale ?

Häner : Très bien. Par rapport à l'étranger, le modèle suisse se caractérise par un taux de remplacement du salaire net plutôt bas pour les hauts revenus ainsi que par un faible taux d'épargne privée nécessaire pour la vieillesse. Les personnes à bas salaires bénéficient en revanche d'un taux de remplacement du salaire net sensiblement plus élevé. Ainsi, le modèle permet la garantie du minimum vital à tous les citoyens, tout en entraînant un moins grand besoin d'épargne privée pour les revenus élevés.

« Par rapport à l'étranger, le modèle suisse se caractérise par un taux de remplacement du salaire net plutôt bas pour les hauts revenus ainsi que par un faible taux d'épargne privée nécessaire pour la vieillesse. »

Vous mentionnez dans votre article le taux d'épargne privée. De quoi s’agit-il ?

Erhardt : Le taux d'épargne privée renseigne sur la part du niveau de vie habituel qui est maintenue à l'âge de la retraite par le système de prévoyance – et désigne celle qui doit être apportée par l'individu lui-même. Comparé aux autres pays, le modèle suisse se caractérise par la nécessité d’un faible taux d'épargne privée.

À combien s’élève ce taux chez nous ?

Erhardt : Si l’on considère le taux d’épargne privée requis, la Suisse occupe avec 14 pour cent la deuxième place dans notre comparaison internationale, juste derrière la Suède. En Suisse, les actifs percevant un revenu moyen doivent épargner 14 pour cent de leur revenu net, en plus de la prévoyance vieillesse obligatoire, pour maintenir leur niveau de vie une fois à la retraite. Par comparaison : en Allemagne, le taux d'épargne privée requis s’élève à 30 pour cent ; en France, il atteint même 44 pour cent.

Sparquote und Nettolohnersatzrate (in Prozent)

Quelle: Darstellung des IWP, OECD (2021), UBS (2021)

En dépit de ces chiffres satisfaisants, le besoin de réformes dans le domaine de la prévoyance demeure indiscutable.

Häner : C’est ainsi. Grâce à la réforme actuelle, le financement de l'AVS est certes assuré pour les années à venir, mais le résultat de répartition devrait de nouveau être négatif dès 2029.

Que faire alors ?

Erhardt : Nous avons la chance de vivre plus longtemps. Or, notre avoir de vieillesse doit donc aussi couvrir un plus grand nombre d’années. Du fait de la longévité accrue, le nombre de personnes retraitées par rapport à celui des personnes actives ne cesse de croître. Alors qu'en 1970, il y avait cinq actifs pour un retraité, le rapport de dépendance des personnes âgées est aujourd'hui de 3 pour 1. La situation devrait se dégrader d'ici 2050, où il y aura alors un retraité pour deux actifs.

« D'autres pays se montrent plus prévoyants à cet égard. Par ailleurs, il faudrait que la prévoyance vieillesse s'adapte davantage aux nouveaux modes de vie et aux modèles de travail modernes. »

Qu’entendez-vous par là ?

Häner : Par exemple : les jeunes entrent en moyenne plus tard dans la vie active – et le travail à temps partiel se généralise également. De nos jours, ces aspects ne sont toujours pas suffisamment pris en compte. Sans compter que les incitations financières pour travailler au-delà de l'âge ordinaire de la retraite sont encore trop faibles.

Quelles autres mesures sont nécessaires selon vous ?

Häner : Des réformes s’imposent également dans le deuxième pilier. En théorie, chaque individu est censé épargner pour son propre compte de retraite auprès de la caisse de pension. Or, en raison de la garantie légale des rentes de vieillesse, du taux de conversion minimal fixé par les politiques et des faibles rendements attendus, les personnes actives ont dû combler des lacunes de financement ces dernières années pour garantir les rentes des personnes à la retraite. Il en résulte une solidarité intergénérationnelle dans le deuxième pilier qui est contraire à la logique du système. Jusqu’ici, le Parlement n’est pas parvenu à trouver une solution capable de rallier l’aval de la majorité des voix.

Portraits

Melanie Häner dirige le domaine de la politique sociale de l'Institut de politique économique suisse (IWP) à l'université de Lucerne. Elle a obtenu son master et son doctorat en économie politique à l'université de Lucerne.

Tamara Erhardt a obtenu son master en économie politique en 2022. Depuis mars 2022, elle travaille à la faculté des sciences économiques en qualité d’assistante scientifique du professeur Christoph A. Schaltegger. Elle exerce en outre comme doctorante à l'IWP.

Pour finir, jetons un coup d'œil dans la boule de cristal : le modèle des trois piliers existera-t-il encore dans 50 ans ?

Häner : Quant à savoir si le système suisse restera un modèle de réussite à l'avenir, la réponse dépend essentiellement de sa capacité à relever les défis que l’on vient d’évoquer. Non seulement tous les pays occidentaux affrontent les mêmes difficultés, mais ils s’appuient également sur les mêmes approches réformatrices : augmentation des recettes, réduction des dépenses ou relèvement de l'âge de la retraite. Le relèvement de l'âge de la retraite induit, d'une part, la génération de recettes supplémentaires, car les personnes actives cotisent alors plus longtemps. D'autre part, les dépenses diminuent, car les rentes sont versées moins longtemps. C'est notamment pour cette raison que les systèmes de prévoyance de deux tiers des pays de l'OCDE appliquent des mécanismes d'ajustement automatique, comme le fait de coupler l'âge de la retraite à l'espérance de vie. D'autres réflexions s’attachent à définir le nombre d'années de cotisation plutôt que l'âge de la retraite, afin de tenir compte des différences de parcours professionnels. Des mécanismes de pilotage similaires ont également été proposés pour la Suisse, mais sans succès jusqu'à présent. Après 50 ans d’application du modèle des trois piliers, nous pouvons donc tirer un bilan positif. Nous devons néanmoins veiller à ce que notre prévoyance vieillesse demeure un modèle de réussite dans 50 ans.

L'Institut de politique économique suisse à l'université de Lucerne

L'IWP est l'institut de recherche sur la politique économique suisse de l'université de Lucerne. Dans les débats actuels de politique économique, il entend être une voix fiable qui s’appuie sur des faits. Fort de sa recherche indépendante, l'IWP veut générer du savoir et contribuer à la formation de l'opinion publique. Il joue ainsi un rôle de passerelle entre la science et la société. L'IWP est né d'une coopération entre l'université de Lucerne et la Fondation pour la politique économique suisse.