«La si­tua­tion des places d’ap­pren­tis­sage de­meu­rera ten­due en­core un cer­tain temps.»

Interview02 juin 2020

Par le passé, si l’offre de places d’apprentissage était pléthorique dans de nombreuses professions, cette situation devrait fortement évoluer dans le sillage de la crise du coronavirus: le professeur Stefan Wolter, directeur du Centre suisse de coordination pour la recherche en éducation, s’attend à des répercussions durables sur le marché des places d’apprentissage. Tout espoir n’est pas perdu – ceci, tout particulièrement dans le secteur de l’assurance.

Interview: Daniel Schriber
 

Professeur Wolter*, la crise du coronavirus frappe durement l’économie: quelles sont les conséquences de cette pandémie pour le marché des places d’apprentissage?

Les entreprises forment des apprentis pour deux raisons: soit, parce qu’elles ont suffisamment de travail pour pouvoir les employer comme main d'œuvre supplémentaire, soit parce qu’elles prévoient d’employer ces jeunes professionnels sur le long terme. Or, quand il y a moins de travail, l’apprenti n’apporte aucune plus-value, mais continue de générer des coûts. Nombre d’entreprises vont donc être amenées à se poser la question de savoir si cela vaut encore la peine d’engager des apprentis. En outre, l’incertitude actuelle déjoue les attentes et atténue ainsi le besoin futur de main d'œuvre initialement prévu.

Pouvez-vous être un peu plus concret?

Si les pronostics relatifs à la croissance économique et au chômage sont corrects, il devrait y avoir nettement moins de contrats d’apprentissage que d’habitude jusqu’en 2025.

Prof. Stefan Wolter

Stefan Wolter est professeur et responsable du Centre de recherche sur l’économie de l’éducation de l’Université de Berne.

La situation actuelle est-elle comparable avec d’anciennes crises?

Lors de la crise financière de 2009, le produit intérieur brut (PIB) de la Suisse a baissé de 2,2 pour cent; lors de la crise économique du début des années 1990, de 0,9 pour cent. Les prévisions établies cette année tablent sur un recul de 6 pour cent. Un repli de cet ordre a pour la dernière fois était enregistré pendant la crise pétrolière en 1975 qui a entraîné la suppression de quelque 300 000 emplois. La crise du coronavirus laissera inévitablement des traces durables sur le marché des places d’apprentissage. En effet, lorsque la production plonge, les apprentis sont moins demandés.

Comment résoudre ce dilemme?

En dépit de cette mauvaise conjoncture, nous devons faire tout notre possible pour que le maximum de jeunes trouve une place d’apprentissage. Il nous faut étudier d’autres solutions, par exemple sous la forme d’offres intermédiaires ou de passerelles entre les cursus. De telles solutions ne font sens que si l’économie se relève rapidement de la crise. À l’heure actuelle, tout laisse à penser que la situation des places d’apprentissage demeurera tendue au cours des prochaines années. D’autant plus que le groupe d’âge qui arrive cette année sur le marché des apprentis est relativement important.

Le Conseil national et le Conseil des Etats exigent que le Conseil fédéral prenne des mesures pour que les entreprises formatrices puissent continuer d’employer des apprentis en dépit de la crise. Le ministre de l’économie Guy Parmelin a déjà réagi et mis en place une task force «Perspectives Apprentissage 2020». Est-ce suffisant?

Ces réactions du Conseil fédéral et du Parlement sont positives pour deux raisons: d’une part, la mise en place de ce groupe de travail indique que le problème a été identifié; d’autre part, il est déterminant que la Confédération et les cantons travaillent en étroite collaboration sur ce sujet. La Confédération compte sur les cantons pour la tenir régulièrement informée de la situation des places d’apprentissage. Certaines régions seront épargnées par la crise, d’autres seront touchées de plein fouet.

Pourquoi de telles différences entre les régions?

Ces différences s’expliquent par les structures économiques qui diffèrent d’une région à l’autre. Alors que le tourisme joue un rôle majeur dans certaines régions, il est secondaire dans d’autres. À cela viennent également s’ajouter des différences culturelles: dans les zones rurales de Suisse alémanique, l’apprentissage professionnel est plus fortement ancré que dans des zones très urbanisées. Du coup, les entreprises restent actives dans le domaine de la formation professionnelle, même si elles enregistrent des pertes à court terme – ne serait-ce qu’en raison de leur responsabilité sociale.

«Notre système de formation professionnelle surmontera aussi cette crise»

Les élèves les plus faibles ont-ils des soucis à se faire?

C’est ainsi. Même lorsque l’offre de places d’apprentissage est pléthorique, tous les jeunes en fin de scolarité ne trouvent pas forcément une place d’apprentissage. Avec la crise actuelle, ce sera pareil: ce sont encore les postes les plus bas qui seront les plus touchés. Pour certaines entreprises cependant, la situation actuelle pourrait être un soulagement.

Dans quelle mesure?

Certaines branches et professions – les bouchers par exemple – ne reçoivent pratiquement aucune candidature pour les places d’apprentissage proposées. Cela pourrait changer désormais.

Selon le principe qu’il vaut mieux faire un apprentissage, quel qu'il soit, plutôt qu’aucun apprentissage du tout?

Exactement! C’est bien que les jeunes aient des rêves, il en faut. Par le passé, l’offre pléthorique de places d’apprentissage permettait à nombre de jeunes de trouver exactement le poste qu’ils voulaient. Aujourd'hui, l’offre est plus limitée. Le rôle des conseillers d’orientation, des enseignants et des parents est donc d’autant plus important.

Comment les conseillers d’orientation, les enseignants et les parents peuvent-ils en l’espèce aider les jeunes?

Le spectre des professions qui attirent les jeunes est relativement étroit. C’est justement pour cette raison que les personnes référentes ont un rôle important à jouer. Elles peuvent encourager les jeunes à élargir leur rayon de recherche. Notre système de formation est conçu de sorte à offrir à chaque profession un grand nombre de formations continues possibles. Il ressort d'une analyse de l’Office fédéral de la statistique que cinq ans après avoir obtenu leur diplôme, un quart des apprentis exercent une profession qui est plus qualifiée que le métier auquel ils ont été formés. Pour revenir à votre question précédente, je répondrais donc: mieux vaut décrocher un diplôme de fin d’apprentissage quel qu’il soit que d’attendre en vain un apprentissage dans le métier de ses rêves.

Quel autre conseil donneriez-vous aux jeunes qui recherchent actuellement une place d’apprentissage?

Je leur conseillerais d’élargir non seulement le spectre professionnel, mais aussi leur rayon de recherche géographique. Certes, effectuer un apprentissage dans son propre village est très pratique. Or, il ressort de nos recherches que les jeunes à la recherche d'un apprentissage ne se montrent pas assez flexibles. La crise ne touchant pas toutes les régions de la même manière, faire la navette jusqu’à son entreprise formatrice pendant une heure ne devrait pas être un frein dans la recherche d'une place d’apprentissage.

«La branche de l’assurance surmontera plus facilement cette crise que d’autres branches.»

Le secteur de l’assurance forme surtout des apprentis EC, des médiamaticiens, des informaticiens et des chargés de clientèle. Que pouvez-vous dire sur la situation dans cette branche?

Le secteur des assurances surmontera la crise bien mieux que d'autres. Monsieur Schmidt aura toujours besoin de souscrire des assurances. Les défis que la branche sera amenée à relever dans le futur à mesure que la numérisation progresse sont bien plus importants que ceux liés au Covid-19.

Certains assureurs proposent un emploi à leurs apprentis fraîchement diplômés. De telles mesures arriveront-elles à atténuer la situation actuelle?

Ces mesures sont les bienvenues et ne peuvent être proposées que par les entreprises qui en ont les moyens. La plupart du temps, il s’agit de grandes entreprises qui appliquent des critères de sélection très stricts lors du choix de leur apprentis. En conséquence, ce sont surtout les apprentis qui auraient de toute façon facilement trouvé un travail sur le marché qui profitent généralement de cette promesse de garantie d’emploi.

En Suisse, un phénomène d’académisation se dessine surtout dans les régions urbaines. Celui-ci s’intensifie-t-il dans le sillage de la crise du coronavirus?

La concurrence entre l’apprentissage professionnel et la formation gymnasiale est une réalité – et perdurera à l’avenir. Toutefois, je ne pense pas que la crise du coronavirus exacerbe cette concurrence. En général, la conjoncture influe peu sur l’image de marque du gymnase ou de l’apprentissage professionnel. Et quand bien même, c’est alors la voie académique qui est pénalisée, car plus longue et donc moins attrayante.

Pour quelle raison?

La grande majorité des étudiants travaillent après leurs études. Les uns, parce qu’ils n'ont pas le choix, les autres parce qu’ils ont envie de voyager ou de s’offrir de nouveaux vêtements. Or, comme les «jobs d’étudiants» classiques sont généralement les premiers à être sacrifiés sur l’autel de la crise, gagner de l’argent pendant ses études risque de s’avérer de plus en plus compliqué. Du coup, des études longues sont nettement moins attrayantes qu’un apprentissage.

Notre pays est durement touché par la crise. Avons-nous néanmoins des raisons d’être confiants?

Tout à fait. Même si la situation est dramatique et très difficile pour les jeunes concernés, nous estimons actuellement que le recul des contrats d’apprentissage ne devrait pas être supérieur à quatre pour cent, dans le pire des cas. Cela signifie que 96 pour cent des places d'apprentissage demeurent garantis. Je ne doute pas que notre système de formation saura surmonter aussi cette crise.

* Stefan Wolter est professeur et responsable du Centre de recherche sur l’économie de l’éducation de l’Université de Berne et directeur du Centre suisse de coordination pour la recherche en éducation (CSRE). Il a coécrit une nouvelle étude sur les répercussions de la crise du Covid-19 sur le marché des places d’apprentissage publiée par Leading House des universités de Berne.