«Avec le co­ro­na­vi­rus, cela brûle de par­tout en même temps»

Interview03 avril 2020

La crise du coronavirus donne aussi du fil à retordre aux assureurs suisses. Économiste spécialiste de l’assurance et professeur à l’université de St-Gall, Martin Eling explique les enseignements que la branche devrait tirer de la situation actuelle et les raisons pour lesquelles les risques majeurs comme les pandémies, les attaques terroristes ou les cyberattaques sont difficilement assurables.

Interview: Daniel Schriber

Professeur Eling, quelle note donnez-vous au secteur de l’assurance en ce moment?

Une note plutôt bonne, car nous traversons actuellement la plus importante disruption depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Jusque-là, les assureurs semblent plutôt bien s’en sortir. Du côté des placements, ils bénéficient de leur politique de placement conservatrice et peu risquée. Du côté des assurances, ce sont surtout les assureurs-maladie et les réassureurs qui se retrouvent confrontés à des sommes de sinistres élevées – pour le moment, tout semble néanmoins rester dans des proportions gérables.

Quelles difficultés particulières soulève la crise du coronavirus pour les assureurs?

Pour les assureurs-maladie et les réassureurs justement, il est quand même extrêmement compliqué d’assumer une hausse des demandes d’indemnisation dans le contexte actuel de mauvaises performances sur les marchés des capitaux. Une mauvaise année sur les marchés des capitaux ou une année avec un taux de sinistres élevé n’est pas vraiment un problème insurmontable, si elle est considérée de manière isolée. Lorsque ces deux situations se cumulent, les choses sont alors plus difficiles. Par ailleurs, les effets indirects de l’effondrement économique à venir sur la demande d’assurance ne doivent pas non plus être sous-estimés. Par exemple, on peut s’attendre à un recul du volume des primes si l’économie devait s’effondrer cette année.
 

Professor Martin Eling, HSG

Martin Eling, professeur et directeur de l’Institut d'économie de l'assurance

Dans le passé proche, la branche a-t-elle été confrontée à des situations comparables?

Nous pouvons nous souvenir des enseignements tirés de la crise financière de 2008. Cette année-là aussi, certaines branches d’assurances avaient dû assumer des indemnisations supérieures – ceci d’ailleurs en combinaison avec une mauvaise performance sur les marchés des capitaux. À cette époque déjà, la stratégie de placement des assureurs alliant prudence et durabilité s’était avérée payante.

«Le coronavirus sort du cadre de l’assurabilité.»

Les compagnies d’assurances sont actuellement sous le feu des critiques parce que la couverture d’assurance ne s’applique généralement pas dans le cas du coronavirus. Pouvez-vous comprendre la frustration des assurés?

Bien sûr, je comprends tout à fait la réaction des gens de la rue. Mais nous sommes actuellement en présence d'un événement qui sort en fait du cadre des risques assurables. L'opinion publique n’en a pas conscience, raison pour laquelle les gens pestent contre les «méchants» assureurs.

Quelle est la différence entre le coronavirus ou l’incendie d’une entreprise?

Nous parlons ici d'un événement cumulatif. Il s’agit d’un événement dans le cadre duquel de nombreux – peut-être même tous les preneurs d’assurance – subissent un sinistre en même temps. Un tel événement n’est pas assurable puisque la concentration des risques n’offre plus aucun effet de diversification. Pour absorber une telle mise en commun des risques, les primes de l’assurance correspondante devraient être très élevées et seraient même exorbitantes. Dans le cas d’un incendie, toutes les installations industrielles de Suisse ne brûlent pas en même temps, raison pour laquelle une couverture d’assurance peut être proposée à un tarif abordable. Dans le cas du coronavirus, cela brûle par contre de partout au même moment.

Manifestement, de nombreux restaurateurs disposent d'une assurance qui les couvre en cas d’épidémie. Or, elle ne leur sert à rien non plus. À ce sujet, le président de Gastro-Suisse Casimir Platzer a déclaré: «Les assureurs prétendent qu’une épidémie et une pandémie ne sont pas la même chose. Cette subtilité est tout à fait irrecevable.» L’Ombudsmann de l’assurance privée et la suva s’oppose sur cette question. Comment voyez-vous la chose en tant qu’économiste en assurance?

Occulter la différence entre épidémie et pandémie au prétexte qu'il s’agit d’une subtilité, c’est naturellement – surtout au regard de la situation actuelle – plutôt exagéré. Même s’il semble effectivement que cette distinction n’était pas vraiment connue jusqu’à cette crise. Du point de vue du fonctionnement des assurances, c’est justement entre épidémie et pandémie que se trouve la limite de l’assurabilité. Le risque d'une épidémie limitée à une région peut être diversifié à l’échelle mondiale à l’aide de la réassurance. Dans le cas d’une pandémie mondiale, ce n’est plus possible. De tels événements extrêmes requièrent d’autres outils de gestion des risques que nous avons déjà développés pour d’autres risques extrêmes comme les risques d’attaques terroristes ou ceux liés au nucléaire.

Dans de tels cas, les assurances ne devraient-elles pas se montrer plus complaisantes?

Les journaux évoquent nombre de situations individuelles de grande précarité. Il va de soi que j’aimerais aussi qu’une solution puisse être trouvée pour toutes ces personnes. Or, cela relève des aides allouées par l’Etat et ne saurait reposer sur une négation des principes fondamentaux de l’assurance. La couverture d’assurance et la prime correspondante sont déterminées sur la base de règles du jeu définies en amont. Modifier ces règles du jeu a posteriori ne me semble pas du tout une bonne idée.

Existe-t-il d’autres risques qui ne sont pas du tout assurables ou seulement de manière limitée?

Oui, il y en a beaucoup. C’est la raison pour laquelle nous avons créé en Suisse un Pool pour les dommages naturels qui regroupe au niveau national les effets de certains événements naturels. C’est la même chose pour les risques nucléaires ou de terrorisme. Ce sont tous des risques extrêmes pour lesquelles, sans mise en pool, une assurance devrait réclamer des primes tellement élevées pour chacun d’entre eux, qu’aucune couverture d’assurance ne serait possible à un prix abordable.

De telles limites de couverture ne devraient-elles pas être signalées plus clairement?

En effet, je pense que c’est là le principal enseignement que les assureurs doivent tirer de cette crise: il leur faut mieux communiquer sur les exclusions et les limites de couverture. Je n’ai pas l’impression qu’elles soient toujours bien claires pour tous les clients.

Qui décide si un risque est assurable ou non? 

Sur un marché libre, c’est la loi de l’offre et de la demande qui décide. Si vous trouvez un assureur qui vous propose une couverture d’assurance à un prix à vos yeux approprié, alors le risque est assurable. Sinon, il ne l’est pas. Outre cette considération empirique, il y a également des catalogues de critères normatifs à l’aide desquels l’assurabilité peut être déterminée – c’est notamment le cas de nouveaux risques comme les cybertattaques.

«Les nouveaux risques comme les cyberattaques sont difficilement assurables.»

Quelle réponse les assureurs apportent-ils aux risques majeurs que sont les tremblements de terre ou les risques nucléaires?

Généralement, de tels risques majeurs ne sont pas assurables sur un marché libre ou alors uniquement de manière insuffisante. C’est la raison pour laquelle on recourt généralement pour de tels risques à un pool d’assurances organisé selon le droit public ou le droit privé et qui regroupe l’ensemble des risques similaires d’une économie. Souvent, les risques sont répartis entre les preneurs d’assurance (franchise), les assureurs et l’Etat. Les nouveaux risques comme les cyberattaques sont difficiles à assurer, notamment parce que les données de sinistres en la matière sont encore suffisamment trop peu nombreuses pour procéder à une estimation fiable de tels risques. Là encore, il y a un risque de cumul de sinistres. C’est par exemple le cas lorsqu’une cyberattaque paralyse de nombreux systèmes en même temps.

Quel rôle jouent les réassureurs dans le cas des nouveaux risques et dans celui des risques majeurs?

Un rôle très important. En effet, certains risques majeurs à l’échelle nationale ne sont assurables que grâce à la réassurance. Alors que les assureurs directs actifs au niveau national s’efforcent de disperser leurs risques le plus possible, toutes régions confondues, pour certains risques graves, ils ont besoin des réassureurs afin que ces risques soient également diversifiés à l’échelle mondiale. Par exemple, le risque d’un ouragan en Floride ne pourrait pas être assurable pris isolément; mais dans le cadre d'un pool de réassurance, il est mis en pool avec des risques situés en Asie et en Europe. Cela permet d’obtenir les effets de diversification escomptés.

«Il faut communiquer plus clairement sur les exclusions et les limites de couverture.» 

Quels enseignements les assurances vont-elles tirer de la crise du coronavirus? Quelles vont en être les conséquences pour elles?

Tout d’abord, les assureurs peuvent se féliciter d’être nettement moins touchés que d’autres branches par cette crise. C’est la raison pour laquelle, chaque compagnie devrait proposer son aide dans la mesure de ses possibilités, comme un certain nombre d’assureurs privés l’ont déjà fait ces derniers jours, par exemple en tant que propriétaires immobiliers avec des reports de loyers.

La situation actuelle comporte-t-elle des opportunités pour la branche?

Les assurances sont appelées à travailler avec l'État à la définition de solutions de gestion des risques pour la prochaine pandémie ou d’autres risques extrêmes. En ce sens, la situation actuelle est évidemment l’occasion pour la branche d’assumer sa fonction d’acteur central pour l’économie suisse.

Si les entreprises décidaient désormais de vouloir s’assurer à l’avenir contre de telles pandémies: que leur recommanderiez-vous?

Il est difficile de répondre à cette question pour le moment à l’échelle d'une seule entreprise. En premier lieu, cela implique un dialogue approfondi entre les acteurs économiques et les politiques afin de clarifier la question de savoir comment nous entendons gérer à l’avenir de tels risques au niveau social. Ce serait miraculeux si le coronavirus restait le seul confinement de notre vie. Néanmoins, du point de vue d’une bonne gestion des risques, nous devrions nous efforcer de tirer les meilleurs enseignements possibles de cette crise et définir une stratégie de gestion des risques encore meilleure pour faire face à la probable prochaine pandémie. Si une telle stratégie fait l’objet de discussions, alors des conclusions concrètes pourront être tirées pour chaque entreprise en particulier.