Du­ra­bi­lité

10 juin 2021

« Le marché des capitaux a un rôle clé à jouer »

Alexander Braun, professeur à  l’institut  des  assurances  de  l’université de St-Gall  explique  les  effets  des  stratégies d’investissement  durables et la responsabilité qui incombe aux investisseurs.

Existe-t-il déjà une méthode d'évaluation reconnue pour mesurer l'effet des investissements financiers sur le réchauffement climatique ?

Alexander Braun: Il est difficile de mesurer un rapport direct entre des investissements financiers et le réchauffement climatique. Les placements financiers n'émettent en eux-mêmes pas de gaz à effet de serre. En la matière, leur effet est indirect : il consiste en la mise à disposition de capitaux à des entreprises dont les modèles économiques sont à forte intensité de CO2. Sur la base de l'empreinte carbone des entreprises dont il achète des actions ou des obligations, l’investisseur peut estimer approximativement la quantité d'émissions attribuable à chaque franc, euro ou dollar investi.

Portrait Alexander Braun

Alexander Braun est professeur associé spécialiste de l’assurance et des marchés de capitaux et directeur de l'Institut d' économie de l'assurance I.VW à l'université de Saint-Gall. Ses recherches portent notamment sur le risque climatique et l'assurance durable.

Quelle est la responsabilité de l'investisseur, quelle est celle de l'entreprise dans laquelle l'investissement est réalisé ?

Lorsqu'il est spécifiquement question de la durabilité des investissements, la responsabilité incombe uniquement à l'investisseur. Les entreprises se positionnent avec leurs modèles économiques et proposent leurs titres dans le cadre de transactions financières sur le marché des capitaux. Les investissements dans des entreprises dont le modèle économique n'est pas durable ne sauraient être relativisés en faisant porter la responsabilité sur la gestion des entreprises considérées.

Un label permettrait-il de classer les produits d'investissement durables de manière transparente ?

Tout à fait. C’est d’ailleurs déjà parfois le cas. Citons par exemple le Morningstar Sustainability Rating et le label ESG du Forum Nachhaltige Geldanlagen (FNG) - où ESG signifie « critères environnementaux, sociaux et de gouvernance ». Dans la mesure où ils reflètent suffisamment bien le bilan des émissions des sociétés considérées, ces labels constituent une véritable aide lors de la sélection des investissements et réduisent considérablement les coûts de recherche et d'information des investisseurs.

Déplorez-vous un manque de transparence à l’heure actuelle ?

Pour l'investisseur moyen, la vérification de l'intensité des émissions d'une entreprise implique une forte dépense de ressources. Les informations fournies dans les comptes annuels des entreprises ne sont généralement que d'une utilité limitée. Des informations importantes peuvent être « occultées » par d’autres non pertinentes, ou des projets vitrines peuvent donner l’impression d’une orientation durable, laquelle repose en réalité sur une coquille vide. Dans le cadre d'investissements structurés ou de portefeuilles entiers d'actions et d'obligations, l'effort de vérification peut rapidement devenir ingérable.

Est-ce un avantage pour les investissements directs, par exemple dans l'immobilier, par rapport aux investissements structurés ?

Pour être significatives, les comparaisons doivent avant tout être effectuées au sein d’une même classe d'actifs. Il faut se poser la question de savoir à quoi ressemble le bilan ESG des entreprises ou des modèles économiques qui se cachent derrière les actions ou les obligations considérées. Il est vrai que l’impact d’investissements directs dans l'immobilier est plus facilement mesurable : par exemple, s'il est question du financement d’une construction économe en énergie, il est alors possible de déduire quelles économies de CO2 sont réalisables par rapport à un bâtiment ancien.

Les effets d’une stratégie durable en matière d’investissements sont-ils mesurables ?

Si les investisseurs sont désormais plus nombreux à attacher de l'importance au fait d’opter pour des placements durables, le coût du capital des entreprises affichant une forte empreinte carbone devrait augmenter considérablement. Les premiers signes de cette évolution sont déjà perceptibles sur le marché des capitaux. Dans un article publié récemment par le Journal of Financial Economics, les économistes Patrick Bolton de l'université de Columbia et Marcin Kacperczyk de l'Imperial College de Londres démontrent empiriquement que les investisseurs exigent déjà à l’heure actuelle des rendements plus élevés pour les actions des entreprises à forte intensité de carbone.

Est-il possible de comparer l'impact durable des investissements par secteur, par exemple entre les centrales solaires et les cimenteries ?

La comparaison ne peut porter en fin de compte que sur les émissions réelles de CO2. Par rapport au parc solaire, la cimenterie est clairement la solution la plus dommageable pour le climat. À cet égard, l'objectif économique et social doit être une production de ciment neutre sur le plan climatique à l'avenir. Si les investisseurs décident de ne pas investir dans la cimenterie en raison de son mauvais bilan climatique actuel, ses coûts du capital vont augmenter. Le mécanisme du marché étant ce qu'il est, les cimenteries qui n’arrivent pas à réduire substantiellement leurs émissions perdent de leur rentabilité et sont alors éliminées. Or, comme la société a besoin de ciment, les cimenteries restantes ont tout intérêt à investir dans de nouveaux proces sus de production émettant moins de CO2.

 

Grafik: Mann gibt einem geldgebenden Baum Wasser

Si les investisseurs sont désormais plus nombreux à attacher de l'importance au fait d’opter pour des placements durables, le coût du capital des entreprises affichant une forte empreinte carbone devrait augmenter considérablement. Les premiers signes de cette évolution sont déjà perceptibles sur le marché des capitaux.

Si un investisseur se retire d'une centrale à charbon, par exemple, il améliore son bilan de CO2. Or, tant que la centrale à charbon trouve d'autres investisseurs, ses émissions de CO2 ne sont pas réduites pour autant. Est-ce que cela a un sens ?

Une stratégie d’investissement doit toujours être évaluée à la lumière des préférences de l'investisseur. Si l'investisseur tire un avantage non monétaire dans le fait d'opter pour des placements durables ou s’il craint des risques de transition dans le cas de placements non durables, il est alors judicieux en ce qui le concerne de se concentrer sur des placements conformes aux critères ESG. Qu’après la vente de certains de ses titres, d’autres investisseurs prennent sa place et soutiennent ainsi avec leurs capitaux des modèles économiques non durables ne change rien à l’affaire.

Est-il possible d’affirmer, par exemple, que l’investissement à impact fonctionne mieux qu’une approche reposant sur l’exclusion de certains placements ? 

Par définition, les investisseurs à impact entendent que les placements qu'ils choisissent produisent un effet. À cet égard, et contrairement à d’autres catégories d'investissements, ces placements sont davantage susceptibles d’induire activement des changements. Toutefois, il s'agit là d'une perspective prospective, d'une perspective « ex ante ». À l’heure actuelle, il n’existe à ma connaissance aucune méthodologie standard qui permettrait de mesurer et de comparer rétrospectivement (« ex post ») l'impact réel réalisé par différents investissements.

Quelle est la performance financière des diverses approches ? 

Comme l’intérêt pour ce sujet est allé croissant au cours des trois dernières années seulement, les séries de données nécessaires à une analyse scientifique solide sont encore relativement courtes. Néanmoins, nous disposons déjà de quelques premiers éléments concernant la performance des stratégies durables par rapport aux placements classiques. Outre l'article de Bolton et Kaperczyk évoqué plus haut, un article de Brad Barber, Adair Morse et Ayako Yasuda, paru en janvier 2021, également dans le Journal of Financial Economics, mérite d'être mentionné. Les auteurs parviennent à montrer que les fonds de capital-risque axés sur l'impact génèrent des rendements nettement inférieurs à ceux de leurs pendants traditionnels. 

Une bulle spéculative risque-t-elle de se former dans le sillage de cette tendance à la durabilité ?

Pour le moment, je ne pense pas qu’une bulle puisse se constituer. C’est un fait néanmoins que les fonds durables ont généré ces dernières années davantage de flux de capitaux. Paru en 2018 dans la revue European Financial Management, un article de mon collègue de la HSG, Manuel Ammann, et de ses coauteurs, produit des preuves en ce sens.

Les investissements durables tiennent-ils leurs promesses ?

Oui, tout à fait, à condition qu'ils aient fait l'objet d'une sélection rigoureuse sur la base de l’ensemble des informations disponibles. Le marché des capitaux a un rôle clé à jouer dans la transition vers une économie et une société durables. Si les entreprises non durables ne peuvent plus se financer ou alors seulement à un coût du capital très élevé, leurs modèles économiques perdront de leur rentabilité. En conséquence, les incitations économiques en faveur d’un passage à une action durable sont fortes.

Portrait

Alexander Braun est professeur associé spécialiste de l’assurance et des marchés de capitaux et directeur de l'Institut d' économie de l'assurance I.VW à l'université de Saint-Gall. Ses recherches portent notamment sur le risque climatique et l'assurance durable.

Aides pour les victimes de l’amiante – une responsabilité sociale

Un commentaire d’Urs Berger

L'amiante est résistant à la chaleur, aux produits chimiques agressifs, extrêmement élastique et est également un excellent isolant électrique et thermique. Autant de propriétés qui l’ont rendu intéressant et précieux pour l'industrie et la technique. Pour toutes ces raisons, ce matériau a été utilisé dans de nombreuses applications : sous forme de plaques ou de matière à mouler pour la protection contre les incendies, comme garniture de frein et d'embrayage
dans la construction automobile ou comme joint d'étanchéité pour se protéger contre les sollicitations thermiques ou les agressions chimiques. Malheureusement, le risque qu’il fait encourir à l’être humain n’a été identifié que tardivement. En effet, l’amiante se décompose en fines fibres microscopiques. Toute personne qui l'inhale court le risque de développer un mésothéliome malin, une tumeur maligne de la plèvre ou du péritoine. Il peut s'écouler une vingtaine d’années, voire souvent 45 ans et même plus, avant que cette maladie généralement mortelle ne se déclare. Bien que la fabrication et l'importation d'amiante soient interdites en Suisse depuis le 1er mars 1990, près de 200 personnes tombent encore malades chaque année d’après les statistiques.

En raison de la longue période de latence entre la provocation de la maladie et sa déclaration, les demandes d'indemnisation des personnes touchées sont pour la plupart frappées de prescription. C'est pourquoi le conseiller fédéral Berset a convoqué une table ronde afin de trouver, avec les représentants des entreprises, des fédérations professionnelles, des associations de victimes, des avocats, des syndicats, de la Suva et de l'administration fédérale, une solution qui réponde aux revendications de chacun. La Fondation EFA a été créée en 2017 à l’issue de cette table ronde. Son objectif : pro poser aux victimes de l’amiante et à leurs proches, une aide rapide et sans bureaucratie inutile, et ce indépendamment du fait que les personnes atteintes soient entrées en contact avec l’amiante dans un cadre professionnel ou non.

La Fondation EFA a ainsi mis en place un Care-Service en collaboration avec les ligues pulmonaires du canton de Vaud, de Zurich et du Tessin. Sur les sites de Zurich, Lausanne et Bellinzona, un personnel formé conseille les victimes et leurs proches, mais aussi les personnes intéressées et répond à leurs questions en relation avec une maladie liée à l’amiante. Les personnes concernées peuvent demander de l’aide au Service-Center Assistance à condition qu’un mésothéliome soit apparu après 2006 et qu'il soit lié à une exposition à l’amiante survenue de manière avérée en Suisse. Même les proches peuvent déposer une demande.

Le financement de la Fondation est assuré par des dons de l’économie, de l’industrie, de l’artisanat, des associations et d’autres institutions encore ainsi que par ceux de particuliers. Sur les 100 millions de francs évoqués lors de la table ronde, près de 25 millions de francs au total ont été versés jusqu’à fin 2020. L’Association Suisse d’Assurances ASA, les CFF et un grand nombre de chemins de fer, grands et petits, ont contribué de manière substantielle à ce financement par l'intermédiaire de l'Union des transports publics.

La Fondation aura besoin de 50 millions de francs supplémentaires d'ici 2030. Si la Fondation EFA est à court de moyens financiers, elle ne peut plus verser d'indemnités aux victimes de l'amiante. Ces dernières devront se tourner vers l'assurance-vieillesse et survivants (AVS) et l'assurance-invalidité (AI) pour recevoir une aide financière. Si un responsable a été identifié, elles pourront même intenter une action en justice pour obtenir une indemnisation supplémentaire. Or, en raison de leur maladie, elles n'ont ni le temps ni les moyens d'entreprendre de telles démarches. Par ailleurs, pour les personnes mises en cause aussi, une telle voie est également coûteuse et implique une atteinte à l’image de marque et à la réputation. C'est pourquoi il est si important que la Fondation ait les moyens de les aider. Tout le monde est gagnant si la Fondation EFA peut poursuivre son action.

La Fondation a convenu avec les conseillers fédéraux Alain Berset et Guy Parmelin de convier les représentants des industries et des fédérations concernées à des conférences solidaires. Il s’agit de les inviter à rappeler à leurs membres leur responsabilité sociale et d’inciter ces derniers à faire des dons à la Fondation EFA.

Portrait Urs Berger

Président de l'ASA de 2001 à 2017, Urs Berger est président du conseil d'administration de la Mobilière et président de la Fondation Fonds d’indemnisation des victimes de l'amiante.

La transparence implique des critères qui soient comparables

La secrétaire d’Etat aux questions financières internationales, Daniela Stoffel, évoque le rôle de la durabilité pour la place financière suisse.

Quel rôle joue la durabilité pour une place financière suisse concurrentielle ?

Daniela Stoffel: Lors de la définition des nouveaux axes stratégiques de la future politique suisse en matière de place financière, le Conseil fédéral a clairement affirmé en décembre 2020 que la croissance durable dans toutes ses dimensions constitue la seule voie de développement viable pour la place financière suisse. Cette orientation sur la durabilité répond non seulement à une attente de plus en plus vive des citoyennes et des citoyens, mais constitue aussi une opportunité d’asseoir la position de notre place financière.

Portrait Daniela Stoffel

La secrétaire d’Etat aux questions financières internationales, Daniela Stoffel, évoque le rôle de la durabilité pour la place financière suisse.

Vous dites que la durabilité est une chance pour la place financière. Où se situe la Suisse sur cette question par rapport aux autres pays ?

Forte de la taille et de la qualité de sa place financière, de ses conditions réglementaires ainsi que du niveau élevé de sa recherche et de sa formation, la Suisse est extrêmement bien placée pour compter au nombre des principaux sites mondiaux de services financiers durables. Les tests climatiques effectués récemment par les autorités fédérales auprès d'entreprises des secteurs de la banque et de l'assurance mettent néanmoins en évidence une certaine marge d’amélioration. C'est très motivant.

 

La Suisse soutient le groupe de travail international sur le reporting climatique mis en place par le Conseil de stabilité financière (CSF). La transparence est-elle la question la plus importante ?

La transparence sur les risques et les impacts environnementaux est une condition préalable à la pérennité du fonctionnement et de la prospérité des marchés financiers. Cette transparence ne peut être obtenue que si les critères sont comparables au niveau international. C'est la raison pour laquelle nous participons à de nombreux forums sur les critères de transparence mondiaux et étudions leurs mises en œuvre à l’échelle nationale.

 

Quels sont, selon vous, les autres difficultés à surmonter dans ce domaine ?

Pour que les risques soient davantage visibles et tangibles pour les acteurs des marchés financiers, les coûts externes des dommages environnementaux et climatiques liés à l'activité économique doivent être internalisés dans l'économie réelle. Concrètement, cela implique de fixer un prix adéquat au niveau mondial pour les émissions de CO2.

 

Les fintechs revêtent-elles une importance capitale pour une place financière durable ?

Les fintechs sont un important moteur d'innovation et permettent de générer, à moindres coûts et plus rapidement, des données plus précises, essentielles lors de la prise de décisions d’ordre financier. À l’instar des banques et des compagnies d'assurances, elles constituent donc un pilier important d'une place financière durable.