« Une as­su­rance pan­dé­mie sera avant tout so­li­daire ou ne sera pas »

Interview10 novembre 2020

La Confédération travaille d’arrache-pied à un pool d’assurance pour de futures pandémies. Ivo Menzinger de Swiss Re se penche sur des solutions possibles du côté des compagnies d’assurances. Il sait quelles conditions doivent être remplies pour que le projet soit couronné de succès.

Interview: Daniel Schriber

Monsieur Menzinger, la Covid-19 pose d’énormes problèmes à nombre d’entreprises. Qu’en est-il à Swiss Re ?

Au niveau opérationnel, la situation ne présente pour nous, heureusement, pas de difficulté particulière. La numérisation est déjà très avancée au sein de notre entreprise, et même les plans d’urgence y relèvent de la routine ; nous sommes bien préparés à ce genre de situation exceptionnelle. Pendant la première vague, nous avons poursuivi nos activités sans interruption. Actuellement, les membres de notre personnel exercent essentiellement en télétravail dans le monde entier. Par ailleurs, nous avons la chance que nos services continuent d’être demandés et d’avoir toujours le droit de les fournir.

Vous étiez bien préparés. Est-ce parce que cette pandémie n’a pas été totalement une surprise pour vous ?

Au regard de notre cœur de métier, nous nous efforçons en permanence d’anticiper les risques potentiels. Nos spécialistes du monde entier travaillent chaque jour à identifier les risques du futur – les risques dits émergents (emerging risks). Si ce n’est depuis la grippe espagnole au début du 20e siècle ou, au pire, après la pandémie de SRAS au début du millénaire, nos experts avaient pleinement conscience du fait que, tôt ou tard, nous serions nous aussi touchés par un événement similaire.

Ivo Menzinger, Head EMEA & Product Management, Swiss Re

S’engage afin que les futures pandémies soient économiquement mieux couvertes : Ivo Menzinger

Et pourtant, la Covid-19 en a surpris plus d'un. Pourquoi ?

Notre CEO Christian Mumenthaler a formulé cela de la manière suivante : « L’esprit humain a du mal à s'intéresser aux choses qui ne sont pas encore survenues. » Le fait est que même l’Office fédéral de la protection de la population avait conscience depuis des années que les pandémies relevaient potentiellement des risques majeurs. Un plan de crise avait d’ailleurs été défini en cas de pandémie, et pas mal de choses ont bien fonctionné – mais pas tout effectivement. Ceci, parce que les préparatifs correspondants n’ont pas été pris assez au sérieux ni considérés comme suffisamment urgents.

« Pour ainsi dire personne ne s’attendait à ce que tant d’activités économiques soient si gravement perturbées. »

La pandémie de Covid-19 relève-t-elle d’un scénario catastrophe ?

Bien que nous soyons en présence d’une tragédie humaine, cela aurait pu être bien pire en termes de mortalité et de surmortalité. Les répercussions de cette crise sont néanmoins très lourdes. Personne n’aurait imaginé que la pandémie entraînerait l’interruption d’autant d’activités économiques.

Ces derniers mois, de nombreuses voix se sont élevées pour réclamer la création d'une solution d’assurance couvrant les conséquences économiques des pandémies : pourquoi une telle solution n’existait-elle pas auparavant – à l’image de la garantie collective pour les risques liés aux catastrophes naturels ou aux actes de terrorisme ?

La principale raison, c’est que le secteur privé n’est absolument pas en mesure de couvrir à lui tout seul les conséquences économiques d'une pandémie. Un tel événement bafoue tous les principes de l’assurabilité. En effet, une pandémie survient par définition concomitamment dans le monde entier, ce qui rend dès lors toute diversification des risques impossible. Par ailleurs, comme les dommages économiques sont provoqués du fait de fermetures administratives, en estimer l’ampleur s’avère également très complexe.

Au sein de l'Association Suisse d'Assurances ASA, vous avez dirigé une équipe de projet chargée d’examiner la faisabilité d'une assurance censée couvrir les futures pandémies et avez partagé ces enseignements avec une organisation correspondante de la Confédération. Où en sont vos travaux ?

Dans le cadre d'un groupe de travail composé avec des représentants de l’administration fédérale, nous avons remis fin septembre un rapport avec des suggestions de solutions possibles au Département fédéral des finances. Ce dernier décidera des prochaines étapes. D’habitude, de tels projets prennent beaucoup plus de temps – mais, cette fois-ci, il fallait faire vite.

Quel est le rôle des politiques en la matière ?

Un rôle essentiel. Un tel projet ne fonctionnera que si les politiques créent les conditions requises à cet effet. Nous pensons que l’actuelle loi sur les épidémies constitue déjà une bonne base pour l’élaboration d’un éventuel partenariat public-privé. Il faut que la société soit mieux préparée à la prochaine pandémie, et la l’aspect financier joue ici un rôle primordial. Il est indispensable que le projet puisse compter sur le soutien financier de la Confédération, c’est-à-dire sur celui des pouvoirs publics.

« Le pool pour les dommages naturels montre qu’en Suisse, la solidarité entre assurés et assureurs fonctionne. »

Est-ce réaliste ?

L’assurance des dommages naturels en constitue un très bon exemple. Le pool pour les dommages naturels illustre le bon fonctionnement de la solidarité entre assurés et assureurs en Suisse. La prime est la même pour tous, quel que soit le degré d’exposition au risque de la personne assurée considérée. Une assurance pandémie aussi ne manquera pas de reposer sur la solidarité de tous, y compris sur la participation de la Confédération. 

Vous pensez à une assurance obligatoire ?

Pour que cette solution produise ses effets, il faut que le taux de pénétration de l’assurance soit très élevé, mais cela n'implique pas nécessairement qu'il s’agisse d’une assurance obligatoire. Un tel modèle ne marchera que si les entreprises sont nombreuses à jouer le jeu et à participer au préfinancement. Je ne pense pas que cela fonctionnera si l’assurance est facultative.

Pourquoi pas ?

Certaines entreprises risqueraient de miser sur l’intervention des pouvoirs publics en cas de pandémie et considèreraient dès lors qu’elles n'ont pas besoin de s’assurer. Je doute que les politiques disent alors aux PME concernées : vous avez sciemment renoncé à procéder à un financement anticipé, vous ne pouvez donc prétendre à aucune aide.

Quels rôles pourraient se répartir les différents groupes d'intérêts ?

Il faudrait que les preneurs d’assurance acceptent d’assumer une partie du risque par le biais de la franchise et d'un certain délai de carence. En outre, il faudrait continuer de les inciter à prendre leurs propres mesures de prévoyance. Idéalement, les encouragements en ce sens devraient être renforcés. De leur côté, les assureurs aussi sont prêts à prendre en charge une petite partie du risque financier en échange d’une prime appropriée. Or, il est au moins tout aussi important qu'ils disposent des contacts avec les centaines de milliers d’entreprises dans le pays ainsi que du savoir-faire nécessaire pour quantifier les dommages subis lors de la pandémie et leur opposer un traitement automatisé. Cela permet une utilisation ciblée et efficace des fonds privés et publics. Garants ultimes, les pouvoirs publics doivent également supporter une partie du risque.

Pourquoi l’automatisation est-elle nécessaire ?

Le potentiel de dommages pouvant être entraînés par une pandémie est immense. Rien qu’au mois d’avril, quelque 130 000 entreprises directement concernées ont eu recours au chômage partiel. Un nombre aussi élevé de sinistres ne peut être traité que par des solutions fortement automatisées.

À propos de chômage partiel, cela relèverait-il également d’une assurance pandémie ?

Non, nous estimons que cet outil doit être complémentaire à des solutions déjà existantes. La garantie offerte aux entreprises devrait porter uniquement sur les frais fixes non couverts pendant un confinement.

Faut-il mettre en place un pool pandémie à l’échelle nationale ou une solution supranationale est-elle également envisageable ?

Même si les mêmes questions se posent généralement dans chaque pays, les solutions envisagées diffèrent d’un système à l’autre. Cela tient au fait que les conditions d’exercice ne sont pas similaires partout. C’est la raison pour laquelle je pense qu'une solution supranationale serait trop compliquée.

« Le secteur de l’assurance fait tout pour renforcer la résilience de l’économie et, par conséquent, de la société. »

Pour finir, essayons de nous projeter dans le futur : quels enseignements le secteur de l’assurance devrait-il tirer de la crise du coronavirus ?

Concernant les affaires courantes, cette crise a mis en évidence l’importance de libellés contractuels clairs. Nous ne cherchons pas à multiplier les lacunes de couverture, mais le secteur de l’assurance ne peut pas non plus prendre en charge des dommages pour lesquels il n’a pas encaissé de primes. Plus largement, cette crise a montré l'importance de la résilience de la société. Telle est notre mission. L’assurance entreprend tout ce qui est en son pouvoir pour renforcer la résistance de l’économie et, par là même, celle de la société.

Qu’entendez-vous par là exactement ?

Dans le paysage des risques en Suisse, la pandémie coiffe tous les autres. Bien qu’en théorie, nous connaissions les conséquences qu'un tel événement risquait d’engendrer, la société n’avait pris que peu de mesures de précaution. Nous allons donc revoir notre copie à ce sujet. Primo, parce qu’une nouvelle pandémie ne manquera pas de survenir tôt ou tard. Et secundo parce qu’il existe un grand nombre d’autres risques d’importance systémique qui pourraient aussi générer de gros problèmes.

Par exemple ?

Je pense à une panne de courant généralisée ou à une cyberattaque au niveau mondial. De tels événements pourraient s’avérer extrêmement problématiques. En tant que société, nous avons donc tout intérêt à nous préparer en conséquence à ces différents scénarios. La crise du coronavirus n’aura pas manqué d'ouvrir les yeux à nombre d’entre nous. Tout cela ne relève pas uniquement de la théorie, la réalité dépasse parfois la fiction. À nous de tirer partir de cette « fenêtre d’opportunités ».

 

Sur la personne

Ivo Menzinger est Head of Europe / Middle East / Africa & Product Management pour les Public Sector Solutions auprès du réassureur Swiss Re. Par ailleurs, il a dirigé le projet « Pool pour les pandémies » qui, du côté des assureurs privés représentés par l’Association Suisse d’Assurances ASA, réfléchit à la manière de mieux atténuer les dommages économiques d'une prochaine pandémie. L’industrie de l’assurance entend trouver une solution qui s’appuie sur l’infrastructure et l’expertise ainsi que sur les relations clientèle existantes et qui répartisse le risque financier entre les assurés, les assureurs et l’Etat. L'une de ces options consiste dans la création d'un pool pour les pandémies, elle est actuellement à l’étude dans divers autres pays également.